Maux & Cris

Textes, Poèmes, Livres, Rêves et autres billevesées

Hier j’ai pris Liberté et suis parti faire une balade de cinquante bornes. Liberté est le nom de ma pétrolette, et aussi ce qu’elle est pour moi, un instrument de liberté. Je n’aurais jamais pris l’auto pour aller me balader en voiture, mais ce qui ne présente pas d’intérêt en auto peut devenir fabuleux en moto. 

À Giverny, nulle affluence estivale habituelle, la maison et les jardins de Claude Monet sont toujours clos, et lorsqu’ils ouvriront les groupes ne seront pas admis. Le musée des Impressionnismes est fermé. Le restaurant Baudy est fermé. Tout est fermé. Pourtant, j’ai vu plusieurs voitures pénétrer sur le parking le plus près du centre. Je suis passé devant chez les Balkany. Je me suis retenu d’aller sonner et m’envoler à tire d’aile. Je ne les ai pas vu.

C’est de cela dont je vais vous parler ce jour. De ce que je n’ai pas vu. Pas tout, cela me prendrait une vie entière, juste les scènes non vues les plus marquantes.

Je n’ai pas vu de cirque. Aucun chapiteau, personne avec des immenses pompes et un gros nez rouge qui gueulerait « Bonjour les eeenfaaants ! », pas de délicate écuyère prête à sauter périlleusement sur le dos d’un placide cheval, pas de lion rugissant déprimé ouvrant une gueule immense où se perdraient des kilos d’espoir. Aucun fildefériste avec ou sans balancier, qui ne trouverait rien de plus malin pour aller du point A au point B que de le faire sur un fil tendu à trois mètres du sol. Je n’ai pas entendu non plus la musique habituelle qui s’échappe des voitures bariolées qui tournent dans les villages en annonçant le spectacle, entre deux vociférations inaudibles du cirque untel…

Je n’ai pas vu de héron dans les prés longeant la rivière. C’est scandaleux, j’ai besoin de voir mon héron chercher la belle grenouille qui fera son casse-croute dans une herbe mouillée. Pas vu de cigogne non plus. Mais il faut reconnaitre que personne n’en a jamais vu par ici. Une mouette ou deux près de la Seine, trop banal.

Mais j’ai senti des odeurs de fleurs de tilleuls, les odeurs fleurées mêlées de miel, à rendre folles la moindre apis mellifera avide de se charger les pattes du bon nectar à ramener à la ruche. Des odeurs plus ou moins fortes, plus ou moins précises, de plantes en train de pousser, de floraisons plus ou moins avancées, plus ou moins agréables. Celles dont on ne profite plus dans nos voitures climatisées. Certaines aussi dont on se passerait et qui vous tirent des spasmes de dégoût.

Je n’ai pas vu d’amoureux se contant fleurette, pas de bêtes à deux dos, pas d’histoire d’amour derrière les bosquets, pas de derrières nus sortant des bosquets non plus. Pas de chasseur et pas d’animal sauvage. Pour les premiers c’est tant mieux, avec eux je pourrais ressembler à un faisan, malgré ma totale absence de plume. Pour les seconds, c’est un peu dommage, j’aurais apprécié apercevoir un chevreuil et son faon, une biche et son bichon, même un éléphant j’aurais aimé. Sylvie et Lola ont bien vu un droladaire et un chalumeau près de l’autoroute 13 !

Je n’ai pas vu de planeur dans le ciel, alors que je me suis posé à côté du terrain d’aviation de Cherence, le temps de me rafraîchir et de discuter avec quelqu’un du club de vol à voile. Le léger nuage occultant uniformément le bleu du ciel aurait dû être remplacé par des alignements de cumulus plus propices à l’établissement de pompes, pour avoir une chance de voir les grands oiseaux blancs évoluer dans un majestueux silence.

J’ai dû rouler près d’une heure et demie, mais je n’ai pas vu le temps passer non plus. On ne voit jamais le temps passer, l’avez-vous remarqué également ? On peut voir des gens passer, des voitures, des animaux aussi, mais jamais le temps. Il passe comme qui dirait en douce. C’est vicieux le temps. Il passe en silence, en douceur; sans soulever un brin de poussière de ton existence, sans se manifester, en dessous de ce que peut percevoir ton radar. Tu ne vois rien. Tu es toujours aussi jeune et puis, un jour, pas vraiment un beau jour, tu te retournes et tu n’aperçois même plus ton enfance, si loin, si petitement loin.

Par contre, à Vetheuil et à la Roche-Guyon, j’ai vu plein de gens. J’en étais presqu’apeuré tellement le contraste avec la campagne vide d’humains était vif. Je craignais qu’un chien ou un crocodile ne soit pas tenu en laisse et se mette à traverser la route sous mes roues. 

Je n’ai pas vu la mer. C’est plutôt bon signe, car nous en sommes fort loin. Ma pétrolette est plus taillée pour dévorer le bitume que pour affronter les vagues de l’océan. Liberté n’est pas amphibie, plutôt en métal. Lorsque nous nous sommes installés ici le long de la Seine, je m’étais interrogé sur la hauteur qui nous séparait du niveau de la mer. J’habite 20 mètres au-dessus. Combien de temps cela nous évitera d’avoir les pieds dans l’eau ? Rassurons-nous, le jour où la mer sera à notre porte, bien d’autres personnes auront été englouties en aval.

Pour terminer, je n’ai pas vu venir ma dernière heure, et c’est tant mieux. Non seulement cela, mais je me suis senti vivre un peu plus intensément, les jambes serrées autour de Liberté qui ronronnait gravement sous moi.

Et surtout, impossible de le taire, je n’ai vu aucune licorne se découper sur un arc en ciel ! Même pas une petite, ou juste son idée… Pourtant j’aurais bien aimé.


11 réflexions sur “L’emplumé n’a pas vu…

  1. gibulène dit :

    Pour la licorne, c’est ballot ! mais quelle jolie balade ……….
    La

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    1. Maux&Cris dit :

      Je regrette pour la licorne ! J’aurais essayé de la domestiquer. Peut-on seulement domestiquer une licorne ?
      Merci d’être passée Gibulène,
      bonne journée,
      Régis

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    2. Si on s’appelle Hagrid, oui, sinon, ça peut être dangereux. 🦄

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    3. Maux&Cris dit :

      Ha ha ! Je ne suis qu’un humain… pas touche aux licornes !

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  2. Bonne journée de… liberté, Régis !

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    1. Maux&Cris dit :

      Merci Jean-Louis. Bonne journée, en musique j’imagine !

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  3. Oh oui, il y aura de la musique, ne serait-ce que pour préparer mes futurs billets !

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    1. Solène Vosse dit :

      Fais nous un beau billet pour…. demain, non ?
      Bonne journée à toi grossi J-L 🎶🌞

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  4. Solène Vosse dit :

    J’adore ce texte. Du coup, j’ai encore le sourire aux lèvres.
    Quelle originalité dis donc, un billet dont on ne perd pas une miette, sur ce que tu n’as pas vu. Et le plus incroyable dans tout ça, c’est tu sais quoi ?Eh bien en te lisant, moi, j’ai vu tout ça…. y compris les Balkany. Sauf… devine ? La licorne.
    En tout cas belle balade ! Liberté… liberté….
    Moi, je dis, où il n’y a pas de wifi, c’est là que nous sommes le mieux connecté.

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    1. Maux&Cris dit :

      Heureux que cela t’ait plu. Tu n’as pas vu la licorne non plus ? Elles sont agaçantes ces bestioles, à toujours se faire désirer.
      Les Balkany sont habillés en dépit du bon sens. Sylvie, mon épouse, a croisé Mamisa (Balkany femelle) à la boulangerie. Elle était habillée avec un assemblage de trucs qui n’auraient jamais pensé cohabiter un jour. Lui aussi est très hors normes côté fringues. Ils sont hors normes, mais pas vraiment du bon côté…
      Bien d’accord Solène, les connexions n’ont pas toujours besoin de s’exprimer au travers du concret.
      Merci d’être là ! Avec le sourire…

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