Il se gare, facilement, les places libres sont légion, regarde l’heure sur le cadran de sa voiture, 12h15, et coupe le contact. Le calme envahit l’habitacle. Il aime ce moment après une heure où le bruit du moteur, même peu important sur ce modèle, reste présent et grappille un peu d’énergie à son cerveau, qui préfèrerait se concentrer totalement sur la musique.
Aujourd’hui, le trajet lui a paru moins long grâce à quelques pièces de Marin Marais jouées à la viole de gambe par Jordy Savall à l’occasion du film « Tous les matins du Monde ». Oui, sa prochaine voiture sera encore plus silencieuse et il choisira une meilleure sono. Pas pour le volume, pas du genre à faire chier les riverains avec une basse boom boom sur une musique de merde, mais pour avoir la meilleure restitution.
Un quart d’heure d’avance, c’est sa précaution habituelle pour parer à tout souci potentiel mineure sur la route. Il entre dans le restaurant. « J’attend une amie ». On l’oriente vers une table discrète dans un renfoncement jouxtant la porte d’entrée. Il regarde autour de lui. « Serait-il possible d’avoir cette table là-bas, s’il vous plait ? ». Face à la porte d’entrée, à l’autre bout de la salle, elle présente l’avantage de coller parfaitement à son scénario.
« Une pression, S’il vous plait ? ». Ça y est, il est au bon endroit, il a le temps de se rejouer le film. Il est un peu trop tôt, le restaurant est encore vide. Beaucoup d’hommes seuls. Il connait de l’intérieur ces moments de solitude. Celui du restaurant, le soir surtout, à midi il était souvent accompagné par ses clients. Mais le restaurant du soir pouvait être d’un tel déprimant. Pour peu que la chambre fut également terne, vieillote, les larmes lui seraient presque venues aux yeux, aux lèvres par grosses perles. Quelques soirées de déprime dans de petites villes de province, auquelles le meilleur livre ne pouvait pas rien.
L’un est absorbé dans sa lecture. L’autre voudrait se fondre dans le paysage, bouffé de timidité et de mal être. Ici, un smartphone addict, en train de tenter d’exister sur un réseau social quelconque.
Deux serveurs, un paraxode. Le plus jeune a l’expérience, le plus ancien a commencé hier, après chaque geste, il requiert l’acquiescement de l’autre, qui s’exécute d’un discret mouvement de menton. Le jeune se dit que cela ne va pas durer, si à la fin du service, il continue son cirque, il gicle…
Un groupe de quatre personnes, repas de travail. Le mâle alpha, un peu plus agé, futur vieux beau, un peu épais, très sûr de lui même et de son costard gris sobre. A sa gauche, une femme, petite, pas trop mince, joli visage, fringuée classe, genre commerciale, qui observe les réactions sur le visage d’alpha. Comment gère-t-il ses émotions ? L’atout séduction a-t-il sa place dans ce moment ? Comment gagner ? Face à eux, deux zombis, interchangeables cons habituels. Ils vont jouer à la parade rituelle du contrat.
Il revient à son histoire, excédé d’avoir perdu du temps à observer ces nases, même si cela n’a duré qu’une respiration.
Elle va entrer, là juste face à lui. Et le temps va se suspendre, comme à chaque fois. Elle va bouffer tout l’espace-temps. Ses cheveux noirs, en pétard autour d’un sourire éclatant et de ses yeux verts. Sa silhouette de femme heureuse, assumée, fière viendra vers lui de sa démarche souple. Et ce spectacle arrêtera les conversations. Elle ne le fait pas exprès, rien d’ostentatoire, c’est malgré elle. Elle ne triche pas, ne se montre pas, elle est comme ça, à capter la lumière, l’attention des autres. Elle sait l’effet qu’elle produit, sait en jouer lorsqu’il le faut, mais pas là.
Avec lui, elle est sans affectation. Leurs deux êtres sont connectés sans artifice, sans gêne.
Un regard sur le smartphone, c’est l’heure…
Pour écouter la musique de « Tous les matins du monde » cliquer ici.
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