Maux & Cris

Textes, Poèmes, Livres, Rêves et autres billevesées

Elle n’a rien de spécial. Seul mon voisin de chambre change. Je ne suis jamais tombé deux fois sur la même personne. Ce coup-ci, je sens que l’on ne va pas causer. C’est souvent le cas. Nous sommes tous embarqués dans nos propres histoires, ne laissant que peu de place à la rencontre.

Sur cinq fois, seul l’un de mes voisins était assez ouvert et avenant pour dialoguer. Cela tombait bien, il était au bout de ses deux années d’immunothérapie, son cancer avait totalement disparu et n’avait été la proie d’aucun effet secondaire.

La cinquième injection c’est un point de passage pour le côté matheux de mon cerveau. J’aime bien les multiples de cinq. Sans doute parce qu’ils sont faciles à calculer. Peut-être parce que nous avons, au moins la majorité d’entre nous, cinq doigts à chaque main, et que cela nous faciliterait l’apprentissage de la table de cinq.

Je suis presque au dixième du traitement. Deux ans, cinquante-deux injections. Chaque deux semaines. Dire c’est la cinquième, c’est reconnaitre que l’on a commencé depuis peu, mais que l’on est déjà dans une routine. Dire que l’on est au dixième, c’est se projeter et commencer à regarder la fin.

Les deux sont vrais.

La fois précédente, l’oncologue m’avait prescrit du Levothyrox, en 50 mg. Pendant le traitement par Sutent, je le prenais en 125 mg. L’arrêt du Sutent avait entrainé l’arrêt du Levothyrox. Ce coup-ci, je passe à du 75 mg.

Elle est revenue discuter avec mon voisin. Il a un genou en très mauvais état et va être envoyé à la radio. Son injection est reportée d’une semaine. Égoïstement, il ne sera pas en concurrence avec moi pour l’utilisation du seul injecteur dont ils disposent en ce moment. Cela ne peut que me faire gagner du temps. J’espère que le service va en avoir d’autres, cela permettra de nous injecter en parallèle et de gagner du temps.

L’injection dure trente minutes plus dix minutes de nettoyage. Pourtant, je suis présent pendant trois heures trente. Certes, le produit est fabriqué sur place une fois que nous sommes là et que les analyses (sang et urine) le permettent. La création du produit prend environ une heure. Le reste du temps, c’est l’attente de la disponibilité de l’injecteur.

Ne prenez pas ce détail comme une plainte de ma part. C’est juste mon côté optimiseur de processus qui se met en branle. C’est plus fort que moi. L’équipe ici est désolée de ne pas pouvoir faire mieux. Ils aimeraient avoir plus d’injecteurs afin de fluidifier les actes de soin.

Il est midi. Je suis arrivé depuis une heure. J’ai vu l’oncologue. Elle a commandé le produit. Il faut attendre son arrivée pour que l’on me pose la perfusion, et ensuite avoir l’injecteur pour que l’injection commence. En attendant, j’écrit, mais je vais aussi écouter de la musique…

12h45. Debussy est mon compagnon. Après La Mer, j’écoute Children’s Corner écrit pour Chouchou, sa fille. L’infirmière est passée chercher mon voisin pour l’emmener à la radio et m’a dit qu’elle allait bientôt me poser la perfusion. Le produit serait-il arrivé ?

Debussy par Debussy pour Debussy

En attendant, je me régale de la modernité d’Auguste-Claude Debussy. Ce compositeur est hors normes. En classe d’harmonie, il avait de mauvaises notes, car ne se contentant pas de rendre des copies dans les consignes, mais proposant des développements plus personnels, aux delà des règles « à utiliser ». Ses amis reconnaissaient son talent, mais les profs le notaient mal.

Il en est ainsi des surdoués. Ils sont à mal dans l’enseignement général et leurs œuvres débordent du cadre étroit fixé. Ils ont juste, mais ils sont en avance et on les réprimande pour cela. Quitte à en éteindre quelques uns au passage. Ceux qui survivent seront plus forts encore. Mais quel gâchis pour les autres.

J’en suis à La Suite Bergamasque. Je me fais la bête réflexion, qu’en ces temps de Covid masqué, l’œuvre est bien nommée. Porte-t-on le masque à Berg ? D’ailleurs, maintenant que je suis seul dans ma chambre, mon masque est toujours là, épousant mon grand pif, les élastiques tirant sur mes oreilles, les faisant plier à faire mal.

Dès que la perfusion est posée, je sortirai le sandwich de compétition, composé par Sylvie avec son délicieux pain au levain, de son holster, ou sinon de mon sac, et basta le masque. Cela reposera mes feuilles de choux. Vous connaissez ce genre d’insignifiantes petites douleurs qui prennent un peu trop de place lorsqu’elles durent. Sans parler de la buée sur les lunettes, qui monte lorsque j’expire et s’efface lorsque j’inspire.

Vivement le retour dans ma voiture, que je me débarrasse de ce pénible accessoire.

Zut je me suis trompé de masque…

13h10. Cela fait plus de deux heures que je suis là. Il ne s’est encore rien passé. Sauf Debussy qui m’émerveille. L’infirmière est passée avec l’injecteur. Ce dernier est un peu cassé et ne tient plus sur son pied. Il faudra le poser sur une table. Du coup, je ne verrai plus son écran.

L’infirmière, que j’appellerai Zoé (ce n’est pas son prénom), me dit que mes veines commencent à fatiguer. Déjà réponds-je ? La perfusion est posée du premier coup, facilement. Les branchements sont faits, les bulles d’air chassées, l’injecteur programmé. Zoé sort.

J’attrape mon premier sandwich et commence à le déguster. À son milieu, l’injecteur se met à biper. Généralement il signale une occlusion. Le bouton pour appeler est invisible. Plus aucune goutte ne tombe. Je finis mon casse-croute.

Par chance j’occupe le lit le plus proche de la porte. Je me lève et, prenant garde à ne pas mettre la panique dans les tuyaux, j’arrive à ouvrir la porte et à appeler, pas fort pour ne pas déranger la tranquillité du couloir, mais suffisamment pour être entendu de Zoé. Elle m’entend et vient tout remettre en ordre.

Avant de repartir, elle me donne la sonnette, qui était hors de ma vue et de ma portée. C’est reparti pour un tour. Il est 14h05. Je devrais repartir à 14h30, comme les autres fois.

Debussy par Hélène Grimaud pour le bonheur des loups et le vôtre j’espère

Je me désintéresse du goutte à goutte et revient à la musique. La valse plus que lente tourne sur la piste, laissant échapper à chaque tour les effluves du parfum de la danseuse. C’est très fleuri, un peu boisé. Son air décidé contraste avec la grâce de ses gestes. J’imagine son odeur après quelques danses enlevées. Et puis, stop, Régis, la notion d’espace vitale ne t’autorise pas ce petit jeu.

Mais tu as inventé cette danseuse. Tu as tous les droits. Certes, mais la musique lui a donné vie. Elle vit comme toi et moi.

Claude Debussy fait des merveilles, n’est-ce pas ?

La séance se termine, j’ai bientôt terminé les dix minutes de nettoyage. Je range mes affaires. Zoé viendra me retirer la perf. Je redescendrai du 6ème étage au Rez de Chaussée, et au bout du long couloir, prendrait l’ascenseur pour rejoindre le niveau -9 où m’attend sagement la voiture. Dans une heure je serai à la maison…


33 réflexions sur “18 mai 2021 – La cinquième injection

  1. Ça c’est du direct, Régis, toujours très intéressantes tes réflexions live en direct.
    Et je reconnais le côté matheux (je me permets de te recommander un tout petit livre, les Gens qui comptent, de l’OuLiPien Hervé Le Tellier, illustré par l’OuBapien Étienne Lécroart, paru chez un tout petit éditeur, les éditions « les Venterniers », car il se pourrait que cela te plaise).
    J’ai bien aimé aussi tes réflexions sur Claude-Achille Debussy, que je partage volontiers.
    Je te souhaite une bonne soirée. 🙂

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    1. Maux&Cris dit :

      Je note « Les gens qui comptent » Merci du tuyau.
      C’était un reportage en direct, tout écrit à Foch. 😉

      Merci pour ton commentaire. Bonne soirée.
      P.S. : Je vais me faire une série d’écoute de la Pavane pour une défunte infante défunte. J’adore cette pièce.

      Aimé par 2 personnes

  2. Hobbo dit :

    Quelle commentaire! Bon courage mon ami!

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    1. Maux&Cris dit :

      Merci Hobbo. Comme tu le vois, je n’ai pas besoin de courage. Cela se passe bien. J’ai le temps décrire en écoutant de la belle musique !!!
      Et en prime, cela devrait me guérir…

      Bonne soirée.

      Amitiés,
      Régis

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    2. Hobbo dit :

      Bonne journee Regis,
      Hobbo

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  3. ID de femmes dit :

    Debussy était là. Nous aussi, enfin, un peu en décalage mais nous étions avec toi. Merci de ce texte musical. Bises. Renée

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    1. Maux&Cris dit :

      Merci Renée. Oui il était là puisque c’est lui qui joue l’une des pièces. L’autre c’est la sublime Hélène Grimaud. J’étais avec du beau monde…

      Bises,
      Régis

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  4. francefougere dit :

    Toute ma chaleureuse admiration, mes soutiens les plus amicaux dans cette épreuve que tu surmontes en beauté. Magnifique témoignage. Merci.

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    1. Maux&Cris dit :

      Merci France. Merci pour ton soutien. Ce que je vis maintenant est beaucoup plus simple que ce que j’ai vécu avec le précédent traitement. Vraiment plus facile.

      Merci pour la chaleur de ton commentaire.

      Belle soirée et à bientôt.
      Amitiés,
      Régis

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  5. marie dit :

    Bonsoir Régis, la musique pour compagne quand on est entre les mains de la médecine, de la Grande Médecine, et qui n’a pas beaucoup de moyens, cela me met en rage , tant d’argent de gaspillé, mais je vois que tu t’en sort bien, tu as le moral, c’est primordial, il ne faut pas baisser la garde, la guérison est au bout de ce long chemin, tu ne te plains pas, (sauf le masque) mais tu dois parfois en avoir « marre » , heureusement tu te reprends vite, merci de partager cette expérience avec nous tes « Aminautes » que tu ne connais pas, mais qui sont présents avec toi, qui t’apprécient. Je l’ai vu ta danseuse, tu as le droit de rêver, la musique est un puissant moteur pour rêver. Tu dois être fatigué. je te souhaite une bonne soirée Bisous MTH

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    1. Maux&Cris dit :

      Même pas fatigué. Cette immunothérapie ne m’offre, jusque-là, aucune effet secondaire. Pourvu que ça dure…

      Pour le moral, j’ai la chance d’avoir un caractère plutôt tranquille et joyeux. J’ai vécu assez de choses pour ne pas fantasmer, ni en bien, ni en mal. Je prends les choses comme elles viennent. S’il m’est arrivé d’en avoir marre avec le Sutent, qui générait de plus de plus de tracasseries et de douleurs, cela ne s’est pas produit avec l’immunothérapie.
      Pour l’instant, c’est totalement positif. 🤞

      Très bonne soirée Marie.
      Bisous,
      Régis

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  6. Photonanie dit :

    Tu confirmes un fois encore pourquoi dès que tu rentres dans un hôpital tu deviens un patient 😉
    Pour tes lunettes, il existe un petit accessoire, genre pince-nez souple, dans lequel tu glisses les côtés de ton masque. Mon mari l’utilise avec succès, ça doit bien exister en France aussi (https://www.rtc.be/article/info/societe/pince-nez-pour-masque-un-accessoire-anti-buee-a-tester_1508671_325.html#:~:text=Voil%C3%A0%20un%20accessoire%20qui%20devrait,un%20port%20confortable%20du%20masque.)
    Super que ce traitement ne fasse aucun effet secondaire mais fasse des effets primaires, c’est tout ce qu’on lui demande après tout 👍
    En avant la musique et bon courage pour la suite 😊

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    1. Maux&Cris dit :

      Ma chère Photonanie, je te remercie du tuyau. Je viens de commander un lot de 10. J’en ai pour 10 € de livraison pour un lot à 7€, mais c’est tellement agaçant cette buée….
      Je fais marcher l’industrie Belge…. 😉

      En avant la musique, voilà quelque chose qui me plait fort.

      Belle journée ma chère.
      Bises,
      Régis

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    2. Photonanie dit :

      Merci pour l’industrie belge mais tu aurais probablement pu trouver cet objet dans une parapharmacie française 😉
      J’aurais même pu t’en envoyer 1 ou 2 sans frais de port pour toi 😀
      Bref, j’espère juste que ça règlera ton problème de buée…
      Tu me diras?

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    3. Maux&Cris dit :

      Oui. Merci.

      J’aime

  7. gerardleplessis dit :

    Très efficace le pince nez pour masque. Je confirme.
    Amicales pensées ….
    Gérard

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  8. Bonjour,
    Qu’il est doux de te lire, même si la scène décrite est malheureusement tristement prosaïque. Tes mots ont su l’embellir, tu as un don pour cela. J’espère que tu ne souffres pas. Tendres pensées amies,

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    1. Maux&Cris dit :

      Bonsoir Mademoiselle M.,

      C’est trop gentil. Non, je ne souffre pas. Ce nouveau traitement se passe sans aucun effet secondaire. C’est un énorme bénéfice par rapport au précédent qui me faisait glisser doucement vers le pas bien.

      Merci beaucoup. Tes mots me font du bien. Je vais finir pas croire que je sers à quelque chose en écrivant… tu n’es pas la première à me le dire, mais je doute tellement…

      Je t’embrasse M.
      Bonne soirée.
      Amitiés,
      Régis

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    2. Ne doute pas de toi…
      Je n’ai pas le cinquième de ton talent (tu aimes ces multiples faciles à mémoriser 😉) et pourtant je n’ai moi-même pas pu m’en empêcher. L’utilité n’est pas chose à négocier sur ce terrain-là.
      Tu dois continuer. Et s’il te faut une bonne raison, eh bien sache que ce que tu écris me plaît ! Si ça, c’est pas une motivation suffisante !!! 😇
      Trêve de plaisanterie…
      Tes articles sont un rendez-vous que je savoure avec un immense plaisir.
      Je te souhaite une très belle soirée ☺️
      Des bises !

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    3. Maux&Cris dit :

      Merci beaucoup ! Mon ego se regonfle à lire tes encouragements. Mais rassure-toi, je suis encore très loin d’attraper le melon… 😂

      Je te souhaite une très belle journée M.
      Ici cela commence bien, le bleu est actuellement accroché au-dessus de nos têtes.

      Je t’embrasse,
      Régis

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  9. J’ai de l’avance. Attends, je compte les seringues vides … 10 ! Un autre multiple de 5. La dernière fois, cela avait duré 27 mois.
    Une belle et douce et souriante journée à toi, Régis.

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    1. Maux&Cris dit :

      Tu as été traité de la même manière Gilles ?
      Peux-tu me dire ce qu’il en a été ?
      Dois-je comprendre que tu est en cours d’une seconde session ?
      Si tu veux en MP : https://mauxetcris.com/contact/

      Tu gardes les seringues vides, comme les gens qui boivent et ne peuvent se débarrasser des bouteilles pensant ainsi prolonger leur ivresse… ou tu coches la carlingue de ton véhicule avec des seringues…

      Merci pour ton commentaire et belle journée à toi Gilles,
      Régis

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  10. J’ai remarqué moi aussi que Debussy permet de surmonter beaucoup d’épreuves. Avec lui, le temps devient plus léger et passe plus vite ! Courage pour cette thérapie et ces longues heures d’attente !

    Aimé par 1 personne

    1. Maux&Cris dit :

      Merci Marie-Anne,
      je prends les encouragements, mais je n’ai pas à me plaindre. cette thérapie n’est pas proposé à tous. C’est une chance d’avoir été « choisi ».

      En plus, les effets secondaires sont rares. D’ailleurs, jusque-là, je n’en ai aucun…. ce qui est un énorme gain par rapport au traitement précédent.

      Oui, la musique aide dans ces moments d’attentes. L’écriture aussi.

      Je te souhaite une belle journée.

      Bises,
      Régis

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    2. A toi aussi Régis, une très belle journée et fin de semaine ! Bises, Marie-Anne

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  11. C’est fait, Régis ! Tu as raison, j’encoche la carlingue avec les seringues pour me dire : j’ai fais cela. Personnellement, j’écoute plutôt Telemann, Haendel, Vivaldi …
    Une toute belle et toute souriante journée à toi.

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    1. Maux&Cris dit :

      La musique permet de recentrer son âme pour la remettre au point d’équilibre d’où elle peut se faire arracher par les aléas de la vie.

      Il me suffit de prendre un instrument ou de me plonger dans une écoute et le calme revient.

      Je viens de te lire. Je te réponds vite.

      Grand merci et belle journée à toi aussi. Que ton ciel soit bleu, et qu’il ne te tombe pas sur la tête !

      Amicalement,
      Régis

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  12. Frédéric dit :

    Bonjour.
    Cette publication m’a touche comme rarement je le suis. Merci. De votre partage. Je vais de ce suite me mettre en chasse au Debussy.

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    1. Maux&Cris dit :

      Bonjour Frédéric,

      pour le coup c’est moi qui le suis, touché. Merci beaucoup pour votre commentaire.

      Pas de risque à aller fréquenter la musique de Debussy, sinon de se faire du bien.

      Beau dimanche.
      Amitiés,
      Régis

      J’aime

  13. Frédéric dit :

    Je vous remercie d’avoir introduit Debussy dans ma vie.
    Il a déposé une larme d’émoi sur mon visage.

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    1. Maux&Cris dit :

      Il en est bien capable le bougre !

      Aimé par 1 personne

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