J’ai terminé « La tentation d’exister » de Cioran et m’apprête à en faire la chronique. Mais là, gros morceau. Je crains de faillir à la tâche. Le monsieur écrit vachement bien et pas pour raconter des niaiseries (à prononcer avec l’accent Québécois, s’il vous plait).
Oserais-je parler de génie ? C’est un visionnaire et un grand spéléologue de l’âme humaine. Il en démonte tous les ressorts comme un horloger, mais une fois toutes les pièces étalées sur son chiffon blanc, là où l’horloger n’a plus qu’à remonter le mécanisme, Cioran vous assène que chacune des pièces n’est qu’un faux-semblant et que croire à leur existence n’est qu’un leurre.

Celui qui entre dans l’œuvre de Cioran pour trouver des réponses, repartira avec des questions. Pour lui, il n’y a que questionnement. Toute affirmation est un leurre, un signe de la petitesse de celui qui l’assène. C’est vertigineux. Je vais tenter de vous résumer à ma manière, en prenant trois extraits, pas forcément les meilleurs, mais qui m’ont parlé.
Il parle de la France. Rappelons-nous que le livre a été publié en 1956.
« Depuis qu’elle a abandonné ses desseins de domination et de conquête, le cafard, ennui généralisé, la mine. Fléau des nations en pleine défensive, il dévaste leur vitalité ; plutôt que de s’en garantir, elles le subissent et s’y habituent au point de ne plus pouvoir s’en dispenser. Entre la vie et la mort, elles trouveront toujours assez d’espace pour escamoter l’une et l’autre, pour éviter de vivre , pour éviter de mourir. Tombées dans une catalepsie lucide, rêvant d’un statu quo éternel, comment réagiraient-elles contre l’obscurité qui les assiège, contre l’avance de civilisations opaques. »
« La France est une nation qui s’ennuie » – Alphonse de Lamartine
Bientôt 70 ans, que faut-il ajouter à cela ? A part De Gaulle, décoré de l’auréole que la seconde guerre mondiale lui a fiché sur la tête, qui a donné à rêver au peuple et lancé des chantiers de modernisation du pays, certains visionnaires. Ne peut-on pas dire que ses successeurs ont géré les affaires avec plus ou moins de bonheur, mais il y en a-t-il un seul qui nous a proposé un vrai projet de société, un de ceux qui changent définitivement le pays ? Si l’histoire retiendra De Gaulle, je crains fort que les suivants ne passent à la trappe de l’oubli. Sauf peut-être Mitterrand, mais pas forcément pour les raisons qu’il aurait imaginé.
Et que dire de ses propos sur l’avancée de civilisations opaques, cette obscurité qui nous assiège. Nous en avons vu encore récemment agir le côté aveugle et haineux ?
Plus loin, il s’en prend à la poésie.
« Plus je vieillis, plus je m’avise que j’ai trop compté sur elle. Je l’ai aimé aux dépens de ma santé ; mon culte pour elle, j’escomptais y succomber. Poésie ! Ce mot qui a lui seul me faisait naguère imaginer mille univers n’éveille plus dans mon esprit qu’une vision de ronron et de nullité, de mystères fétides et de d’afféteries. »
S’en suit le fait qu’il a beaucoup fréquenté de poètes « A quelques exceptions près, ils étaient inutilement graves, infatués ou odieux, des monstres eux aussi, des spécialistes, tout ensemble tortionnaires et martyrs de l’adjectif. »

Il a la dent dure le Cioran. La poésie n’est pas quelque chose de simple à expliquer, puisque souvent basé sur l’irrationnel. Serait-ce cela qui défrisait Emil ? Lui qui aime tant à questionner derrière les réponses. La poésie fournit parfois des questions mais rarement de réponse officielle. Chacun la trouve ou ne la trouve pas. Elle parle ou ne parle pas selon qui la lit. La poésie échappe à l’explication scientifique. C’est ce qui fait son drame pour certains et son charme et sa beauté pour d’autres.
Nul besoin de dire que je ne partage pas ce point de vue sur la poésie et j’adresse ici mes amitiés â mes ami(e)s poète(sse)s, qui nous régalent. Leurs poèmes sont des liens entre les humains. On y trouve souvent autre chose que ce qui a été écrit, mais le poète livre sa nudité au monde dans chacun de ses mots.
Vers la fin, il interroge la mort et vilipende ceux qui voudraient vivre sans que la mort fasse partie intégrante de leur vie. Et puis il a cette phrase merveilleuse « Me guide quiconque est plus fou que moi ». Pour pouvoir adhérer à un projet, ce dernier doit être hors norme. Le gourou mièvre n’a aucune chance. Maintenant des gens plus fous que soi, le monde qui nous entoure n’en manque pas. Faut-il pour autant en prendre un au hasard et en faire son guide personnel ? Sans doute pas. Mais Cioran n’a pas voulu dire cela. Encore faut-il savoir ce qu’est la folie pour lui !

Picryl
La Vertu précédée de la Folie et suivi par la Gloire – Creative Commons
Cioran parlait d’ascétisme avant de sortir cette phrase. D’ascétisme et des ermites. Ces personnes qui se retirent de la vie pour changer leur propre nature et défier la mort. C’est de ce genre de folie qu’il parle. C’est vraiment dans sa forme d’esprit. Là où la réflexion s’arrête à une affirmation pour nous, lui continuera à interroger. Et souvent, il arrivera à montrer que toute liberté n’est qu’une prison dont on n’a pas encore perçu les contours. Parce que notre réflexion est trop courte.
Finalement, Emil Cioran est un foutu pessimiste. Mais sa pensée et la manière de nous la communiquer est brillante. Je reviendrai le lire, mais pas de suite.

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Bonjour Régis un très beau billet , tu as bien su décrire ce livre ou plutôt cet auteur, la tâche n’est pas aisée, tu m’as donné l’envie de lire ce livre mais pas comme je lis d’habitude , d’un seul coup, je pense que je m’y plongerais par petites doses. Car s’il pose des questions , je m’en pose aussi , alors cela fait beaucoup pour une petite tête comme la mienne . je te souhaite une très bonne journée , ici c’est toujours gris et pluvieux mais doux bisous MTH
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Bonjour Marie,
merci pour ton gentil commentaire.
Il me parait difficile de plonger dans Cioran avec l’idée de ne relever la tête qu’une fois la lecture terminée. Déjà la lecture n’est pas aisée et il faut être bien concentré pour ne pas lâcher l’affaire. Ensuite, on prend beaucoup et il faut du temps pour digérer. Enfin, au moins pour moi. Je suis d’accord avec toi, il faut procéder par petites doses.
Ici c’est gris tendre mêlé de bleu clair. Et pour la première fois, depuis qu’il s’est caché derrière la colline, que le soleil tape de nouveau sur la maison. Pendant quatre mois, nous n’avons pas de soleil direct. Cette période semble en bonne voie de se terminer. J’en suis très heureux.
Bisous Marie et belle journée,
Régis
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A reblogué ceci sur Marie des vigneset a ajouté:
Bonjour Mes Aminautes, je vous conseille de lire le billet qui suit , je vais lire ce livre , mais à petites doses, ce n’est pas un roman mais des sujets de réflexions, ce qui est très bien car si, même pas si on va être confiné cela peut nous occuper l’esprit un moment. Merci Régis. Bonne matinée à toutes et à tous MTH
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Je veux croire au bon et au bien, et j’aime contempler le beau, parfois longuement. Je n’ai plus le temps pour les pessimistes, écriraient-ils particulièrement bien ; Tant dans l’art de la phrase, le vocabulaire et la circonvolution intellectuelle. Je crains fort, bien que souvent je pense que c’est une chance, être un imbécile heureux.
Bonne journée à tous !
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La vie nous offre un espace fini dans lequel, si nous ne trouvons pas le moyen d’être heureux, nous passons à côté de l’essentiel.
Celui qui se dit imbécile heureux ne peut être imbécile. Le vrai imbécile heureux est juste heureux, sans conscience du reste. C’est vrai, parfois nous prend l’envie de le jalouser. Mais vite, nous nous rappelons pourquoi ce serait bien dommage…
Belle journée Antoine
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J’avoue avoir beaucoup de mal avec Cioran.
J’avais commencé, il n’y a guère, ses œuvres complètes parues dans la bibliothèque de la Pléiade.
J’ai eu beaucoup de mal à terminer le premier titre. J’ai laissé reposer un peu avant que d’attaquer le second, et là j’ai fini par me rendre compte qu’il m’ennuyait et que je m’ennuyais. Ayant énormément de livres à lire, j’ai fini par me rendre compte qu’il ne me servirait à rien de continuer.
Résultat, c’est le seul volume de la Pléiade que je suis allé revendre chez un bouquiniste.
Bonne journée, Régis. 🙂🌞📚
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Cela ne m’étonne pas. La même chose m’est arrivé avec Pavese (pas les poèmes que je n’ai pas encore abordé, mais son journal ou ce qui s’y rapporte).
Oui, je comprends tout à fait. c’est par moment bien sombre.
Belle journée Jean-Louis.
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Merci pour le lien. Je suis flatté.
Je viens de commencer un Sylvain Tesson… aussi dans vos treize !
Belle journée,
Régis
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Merci pour le lien. J’apprécie.
Bonne journée,
Régis
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Tu sais Bernadette, si je me suis mis à la lecture de Cioran, c’est en pensant à un collègue de travail qui m’en parlait le matin lorsque nous dégustions notre café du matin. Il me disait ressortir de la lecture du pessimiste Emil avec une impression de joie, tellement la vie paraissait agréable après cette lecture.
Il faut se nourrir d’un peu de tout Bernadette, et ne pas rester sur la même nourriture. Sinon, on prend le risque de manquer de quelques vitamines ou protéines.
Fait ce qu’il faut pour être bien. 😎🌹
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Excellente analyse, Régis, claire et vraie. Pas facile comme tâche, vu l’auteur! Cioran avait quelque chose du génie.
Ainsi que ton collègue de travail, je ressens, en le lisant, une impression de joie à chaque ligne, presque. Même dans le » Précis de décomposition » qui est un grand cru de pessimisme, il m’arrivait de rire. Cioran ne plombe pas. Au contraire. Je l’ai lu pour la première fois alors que j’essuyais une sévère déprime. Il me tirait des sourires, et je convenais qu’il énonçait des vérités. Merci Régis pour cette analyse. Bises
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Merci pour ton commentaire, Renée.
Il y a quelque chose de paradoxal à dire que lire un pessimiste nous rend joyeux, mais la vie parait plus légère après Cioran.
Bonne fin de journée.
Bises,
Régis
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Coucou Régis,
Merci pour ton article que je trouve parfaitement vivifiant !
Oui Cioran est vivifiant, il « secoue le coco ».
On ne peut pas accrocher à tout mais le moins qu’on puisse dire c’est qu’il ne laisse jamais indifférent, et malgré tout il réussit toujours son tour, celui de nous questionner ou de nous indisposer 😉
je t’embrasse et merci encore, je prends grand plaisir à te lire
Bisous Régis 💖
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« Il secoue le coco » !!! 😂😂 Ôte ton masque Christina, on t’a reconnu !!!
Tu as bien raison, c’est la conclusion que je tire des retours à mon article.
Grand merci pour tes compliments. Mon syndrome de l’imposteur ricane, mais je suis flatté en fait. Et ça fait du bien…
Je t’embrasse Corinne. Bisous,
Régis
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Il y a 10 ans j’étais comme tu peux l’imaginer encore plus belle et bien plus jeune… 😉
En allant chercher ma fille à l’école, un petit garçon s’est tourné vers sa mère et il m’a montré du doigt, il a dit » Maman regarde, c’est Christina ! « 🤣😂
Qu’est ce qu’on avait ri avec la mère, qui elle était une vraie bombe 😇
Cioran finirait par faire du bien, j’espère que de là-haut ça le rend un peu heureux … En tout cas depuis ici il continue de « secouer le coco » !!!
je t’embrasse fort et merci pour ton retour sur Cioran, ça m’a rappelé une bonne époque, celle où je lisais beaucoup plus ….
Bisous ❤️
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C’est drôle ça !
Je préfèrerais que Cioran ne me lise pas… pas envie de m’en prendre une !!!
Bisous et bonne soirée 😘
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Sur la poésie il a aussi écrit: « Comment ne pas se tourner vers la poésie? Elle a -comme la vie- l’excuse de ne rien prouver. » ( Précis de décomposition).
Bonne journée, Régis.
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Merci pour cet ajout. Il a totalement raison. Le précis de décomposition date de 1977. Il redonne des lettres de noblesse à la poésie alors qu’en 1956, il lui avait mis un méchant coup de pied dans les tibias.
Nous sommes tous pareils, à revendiquer le droit de ne pas rabâcher toujours la même chose. Je plains ceux qui le font, ils font montre d’un bête manque de questionnement.
Bonne journée Francine,
Régis
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Lire Cioran par les temps qui courent, quel courage !
Mais bon, chacun fait ce qui lui plaît plaît plaît – pas vrai ?
Cela dit, il ne t’a pas trop pris le chou ? Très honnêtement, c’est le genre de lecture ( bouquin) qui me tombe vite des mains.
Tout va bien, sinon, la pluie, le beau temps, toi, surtout ? Je t’embrasse mon cher Régis. Prends soin de toi. Et merci pour cette chronique d’une bien heroique lecture 😉😘❤
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A te lire, je viens de me faire le Vendée Globe… 😂
En fait il faut déguster à petites gorgées. Et si le livre m’était tombé des mains, je te promets que je ne l’aurais pas fini.
Côté prise de chou, il m’est arrivé de devoir repasser sur certaines phrases afin d’être d’être bien certain d’avoir compris. On est, parfois, pas loin de l’obscurité. Mais c’est parce que l’écriture de Cioran est d’une précision phénoménale. Louper un mot et c’est la sortie de route…
C’est vrai que nous aurions plutôt besoin de gaîté et de choses légères pour contrebalancer le contexte si pesant.
Côté météo, du vent, de la pluie, mais ce matin, un grand bonheur. La colline du bord de Seine, qui capture le soleil quatre mois par an, me l’a rendu ce matin. Depuis la salle de bain, j’ai vu le soleil sortir de derrière l’église ma voisine.
C’est donc le renouveau.
Sinon, à part le mal aux pieds, qui me fait marcher douloureusement depuis ce matin, le reste va plutôt pas mal, si l’on considère que je m’enfile à la fois le médoc anti-cancer et l’antibio pour faire la nique à mon copain Citrobacter Koseri. Un vrai pote celui-là, il squatte grave. Je termine l’antibio ce soir, et le médoc dimanche. Ensuite une semaine sans médoc et on repart (sans l’antibio, j’espère).
On va dire que c’est plutôt pas mal et le moral est bon.
Prends soin de toi ma Solène.
Merci pour ton commentaire
Je t’embrasse fort. 😘💖
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Hi hi hi, tu sais je dis ça je dis rien. C’est juste que c’est pas rien, le Corian. Faut en vouloir !
Je préfère, et de loin, m’encabaner avec Besson. Loin de tout. Je respire mieux.
Et sinon, le futile, tu sais c’est par moments bien utile pour faire la balance avec tout ce qu’il y a de relou dans la vie.
En tout cas, nique le bien, ce Citrobactet Koseri. Nanmeo, ça va comme ça avec le covid 19 et son cortège de variants. Si on peut plus vivre tranquille sur notre bonne vieille planète, ousqu’on va aller nous autres ?!
Gros bisous.
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Exactly my dear ! On va pas se laisser emmerder par les bactéries, nanmeo (je l’ai bien aimé, çuila, merci).
Tu sais que j’ai beaucoup hésité à écrire dessus, pris par le syndrome de l’imposteur et par la faiblesse de ma réflexion. Mais je l’ai pris d’une manière plus légère. Obligé, j’ai pas le bagage pour me le faire en frontal…
On n’a pas encore de planète de secours… il faudra que cela se passe ici ! Elle est pas mal notre planète, si on arrête de la martyriser.
Bonne soirée, gros becs.
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😘
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Hello, tu réveilles mes anciennes lectures 😉
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Bonsoir,
J’espère que cela te ramène des bons souvenirs. Désolé si ce n’était pas le cas.
Bonne soirée Angélique.
Bisous,
Régis
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De bons souvenirs : j’étais jeune lol
Bises
Angélique
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😎
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Il m’est arrivé de lire Cioran mais son mode de pensée est un peu trop systématique à mon goût. Il a un côté rabat-joie qui finit par me fatiguer. Sinon, c’est vrai qu’il a le sens de la formule et qu’il sait être percutant !
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C’est vrai qu’il cherche toujours à sortir de la réflexion par une solution d’où l’homme ne sort jamais grandi ! Cela peut être désespérant.
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Jamais évident d’écrire sur Cioran car son système de pensée est complexe, singulier. Ta chronique est vraiment riche. J’ai lu « Sur les hautes cimes du désespoir ». Une lecture marquante. 🙂
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