Maux & Cris

Je termine ma balade. Mon pas est lent, laborieux et dépourvu de souplesse. J’ai trois mille ans. Mon esprit s’évade et capture quelques images sans photo.

Un bruit grave et sourd de moteur mélangé à celui de l’eau malaxée par l’hélice grossit lentement. Une longue péniche remonte la Seine. Elle s’appelle Cyclone, et sur un des containers le mot One. Ils ont paumé le cycle. Ceci dit, est-ce raisonnable de faire du vélo sur une péniche ?

Elle me double, son bruit diminue lentement.

Une jeune femme, casque audio sur la tête me dépasse sans mettre de clignotant. J’ai envie de l’appeler pour lui faire remarquer, mais c’est vain. Je souris. La jeunesse m’a mis cinquante mètres dans la vue.

Sur la route, plus haut sur ma droite, un énorme camion semble avancer droit vers l’eau, mais non, ouf, il tourne à sa gauche autour du rond-point, direction Saint-Marcel. Ah, je suis déjà au niveau du rond-point…

La péniche est déjà 200 mètres plus loin. Ses vagues parallèles viennent clapoter le long du quai, ondulant les nénuphars. L’un d’entre eux plutôt petit, semble aspiré vers le fond par la tige, puis non. Les autres autour, plus larges, suivent intimement les mouvements de la surface, imitées par quatre ou cinq paquets de longues herbes plates.

En quelques secondes, tout se calme, la péniche déjà loin.

Je passe sous l’énorme branche soutenue par un renfort. Je passe devant l’endroit où les énorme bateaux de touristes, dont le personnel s’exprime dans des langues slaves, viennent larguer d’étrangers bipèdes, qui patientent ensuite aux feux rouge, comme un troupeau piaillant.

La belle vieille maison est toujours là. Comme à chaque fois, je me vois bien boire une limonade assis dans le jardin, caricaturant des amis. Le chien courrait comme un fou, la langue de côté, avant de revenir haleter près de moi.

Je marche à gauche dans la petite rue coincée entre la maison et le quai. Face à moi, un cycliste roule sur le petit trottoir, accompagné par un enfant en trottinette au milieu de la chaussée. Je reste dans le caniveau pour ne pas les gêner. Ils me croisent, chacun d’un côté, sans un mot.

En arrivant dans l’allée sous les arbres, près de la piscine, des camions sont garés sur ma droite, des gens travaillent sur des tables ou discutent. Un van noir aux vitres noires. Cela sent l’équipe de tournage. Les acteurs doivent se reposer dans le van noir.

Je ne reconnais personne et ne saurai jamais de quoi il s’agit.

Deux bancs en rond autour d’une table, un peu comme un une table d’orientation. Je ne l’avais jamais remarqué. J’imagine les jeunes venant deviser à la sortie des cours, éventuellement fumer un clop ou un pétard.

Un jeune assis sous les arbres me jette un œil inquisiteur. Une musique de rap vient d’un banc plus loin où deux personnes écoutent une radio. Pas mal cette musique. Je n’y connais rien, mais j’aime bien certains trucs.

Un homme, l’air rigolard, près du bord de la Seine, fait de grand gestes en criant « Ho ! Reviens ! ». En même temps, il croise un ami, lui serre la main et récupère son chien en l’attrapant par le collier.

J’approche de ma voiture, une jeune femme se change en partie dans l’entrebâillement de sa portière ouverte avant d’aller faire sa séance de sport.

Je retrouve mon auto, si petite entre deux monstrueux SUV.

J’ai cinq mille ans et de nouvelles histoires à me rejouer.

P.S. : la photo en tête d’article est dans ma médiathèque depuis quelques années déjà….