C’est une petite dame à tête blanchie dont la peau s’est petit à petit rapprochée des os. Elle a trois enfants qui sont tous dans la cinquantaine. Lorsqu’elle en voit un, elle dit « Bonjour Monsieur ! ». Elle a perdu son mari l’été dernier mais a oublié les cinquante cinq ans de vie commune. Toute une vie disparue, partie en fumée, évaporée.
Les années précédentes l’ont vu perdre le goût des choses. Le sourire qu’elle arborait très souvent « avant » a été remplacé par un visage fermé, comme un masque qui la protègerait. Mais de quoi, bon sang ? Autour d’elle un mari aimant, des enfants qui passent régulièrement partager le repas du dimanche, les petits enfants qui grandissent. Elle se protégeait d’elle-même, de cet ennemi intérieur qui grignote sa vie, petit à petit, inexorablement. Elle ne peut rien y faire, personne ne peut rien n’y faire. C’est peut-être bien ce constat d’impuissance qui ferme son visage.
La mort de son mari a été le point de bascule. Elle a largué les amarres la retenant à la vie et ses souvenirs à ce moment-là. Placée dans un Ehpad depuis la fin de l’été dernier, elle sourit maintenant, ostensiblement, trop, ne tient plus en place, ne peut pas rester à table, se lève et va se balader. Sa peau se rapproche plus encore de ses os, on craindrait même qu’elle ne les traverse.
Elle qui n’aimait plus les gens, les aime de nouveau, mais ne sait plus gérer cela. Elle va vers eux et sans crier gare leur fait un bisou. Un bisou, quoi de plus innocent. Un bisou c’est le signe d’une proximité forte, une déclaration de tendresse, un signe d’affection, le signe que l’on fait partie du cercle de la famille ou des amis proches. La ou le bisouté(e) est donc préparé à recevoir l’offrande.
Pour des personnes qui se connaissent pas ou peu, il s’agit d’une intrusion dans son espace vital. Je me souviens d’une formation où on nous faisait faire le test de se rapprocher physiquement d’une autre personne jusqu’à sentir le point où l’espace vital était atteint. On le sent physiquement. On sent une gêne, une forme d’agression. Difficile de préciser si l’agression concerne sa personne ou juste ce fameux espace vital.
Il y a trois semaines, nous avons été sollicité par l’Ehpad qui nous rapportait craindre des gestes un peu violent de la part des bisouté(e)s et aussi que le fait de ne pas tenir en place posait souci, en particulier au moment du repas. Ils ont proposé de la placer dans une zone protégée de l’Ehpad, une zone avec moins de monde, plus surveillé.
Au bout de deux semaines de présence dans cette zone, un monsieur bisouté l’a repoussé, elle est tombée. Son col du fémur a lâché. Pour un bisou ! Rappelons-nous qu’il s’agit d’un bisou.
Les emmerdements, ça vole en escadrille. Non ! Pas en espadrille, en escadrille !
illustration : Le baiser de l’aïeule, par Jean Dampt