Maux & Cris

Textes, Poèmes, Livres, Rêves et autres billevesées

(Une histoire inventée en collaboration avec Sylvie Vignon)

Vous connaissez toutes et tous le beurre salé, et grand nombre d’entre vous l’apprécient.

Particulièrement sur un bon pain complet au levain fait avec du sarrazin et pourvu d’une bonne croûte. Celle qui craque sous nos dents et dans nos oreilles, comme une survivance de nos goûters d’enfants. Existe-t-il meilleure chose qu’une tartine faite dans un bon pain, bien beurrée et sur laquelle on laisse tomber n’importe comment les gros fils du chocolat noir gratté au couteau ? Le bol de chocolat chaud est là fumant et réveillera nos membres engourdis par nos ébats dans la neige et le froid venteux.

Pour les Bretons, le beurre salé n’existe pas. Ils ne connaissent que le beurre et le beurre doux. Serait-ce une survivance des combats entre Bretons et Francs ? Juste une affaire de goût, ou de pratique ? Chacun utilise le beurre qu’il veut, en fonction de l’usage qu’il en fait.

Je ne suis pas breton. Mes origines Lyonnaises et Bordelaises auraient dû me faire vivre à mi-chemin, entre Clermont-Ferrand et Brive la Gaillarde. Je fus Lyonnais. Avec bonheur d’ailleurs. Puis Avignonnais avant d’aller me perdre à la capitale, tel un Rastignac petit bras. Depuis plus de quinze ans j’ai glissé vers la presque-Normandie, une région frontalière, plus tout à fait Francilienne mais pas encore vraiment Normande.

J’aime la Normandie et la Bretagne, leur histoire respective et cette fausse rivalité qui n’en finit pas.

Bref, revenons au beurre salé ! Il m’est revenu une histoire, contée par un marin breton dans un petit bistrot. Du genre où s’échouent les marins en fin de journée, vers le port Rhu à Douarnenez. Les bistrots près des ports sont les mêmes partout où que vous alliez et les gens qui les hantent ont tant de fantômes à fuir.

Certains métiers font germer des mythes. La mine a fait Germinal. Les fonderies, les industries textiles, l’automobile, l’avion ont fait et défait des dynasties, pleines d’histoire féroces, parfois violentes, où peu ont amassé beaucoup pendant que les autres n’ont engrangé qu’une pauvreté tenace.

Les marins font un métier difficile. Physiquement et moralement. Je parle des marins pêcheurs. Bien entendu, j’apprécie les sportifs, aventuriers, visionnaires et risque-tout. Voire les marins de loisir qui ont la chance d’évoluer sur leur propre bateau à voile. Mais ils font le choix de naviguer.

Les pêcheurs font-ils toujours ce choix ? Ne vont-ils pas vers LE métier traditionnel du coin ? Le seul qui permet de se regarder dans la glace et de gagner la fierté d’être aussi bon que son père.

Gwendal s’est engagé très jeune sur un thonier. Il m’a raconté la dureté d’une campagne de pêche. Le froid, l’eau salée qui ouvre les plaies, la mer qui se forme et dont on ne sait jamais si elle sera suivie du calme ou de la tempête. L’inconfort est permanent. Imaginez-vous ces marins se plaindre de la difficulté de leur travail ? Non, ce sont des taiseux. Ils encaissent le bon et le mauvais. Tout est comprimé à l’intérieur de leurs poings. Comprenez-vous pourquoi il ne faut pas leur manquer de respect ?

Gwendal est un marin Breton qui n’ira jamais ailleurs qu’en Bretagne. Pour lui, le reste du monde existe peu, et de manière diffuse. Il est loin d’être idiot, très informé. Mais sa Bretagne, ouverte sur l’immensité maritime, restera son monde.

Il est habillé comme tous les marins à terre, une vareuse, une marinière, un pantalon de grosse toile et de grosses chaussures. Sa démarche est celle de tous les marins, donnant l’impression d’un tangage permanent. Pourtant son pas est bien ancré dans le sol, comme il l’est aussi sur le pont du bateau.

Gwendal a été son propre patron. Ce qui lui a permis de cumuler les difficultés physiques du métier et les emmerdements d’être patron. Il a remboursé son navire, non sans difficulté, et a fait vivre décemment sa famille. Son épouse était institutrice, le métier qu’elle souhaitait faire. « Quoi de plus beau que travailler avec des enfants ? ». Cela sécurisait les finances familiales en gommant l’effet des maigres pêches.

Une fois retraité, Gwendal a passé son bateau à l’ainé de ses fils, qui naviguait avec lui depuis plusieurs années. Ainsi, l’acquis d’une vie n’est pas perdu pour la famille. Les deux autres enfants, un garçon et une fille, ont quitté la région pour s’établir du côté de Paris, aspirés par des métiers plus modernes et fructueux. Gwendal ne leur en veut pas et les comprend. De temps à autres, Gwendal retourne pêcher avec son fils, pour combler l’absence d’un marin malade ou en vacances, autant que par plaisir. 

Gwendal s’occupe de son jardin maintenant, ce qui lui permet d’être dehors. Il aime préparer la terre, semer les graines à bonne distance, surveiller la pousse de ses beaux légumes, en écartant les nuisibles tout en respectant la nature. Son jardin est bio. Lui aussi. Il boit peu d’alcool et le temps passé au bistrot est du temps de partage avec ses amis, pas du temps gaspillé. Son épouse travaille encore. Quand elle est à la maison, lui aussi.

Un jour, j’étais dans ce bistrot, près de la fenêtre, dégustant une bière en regardant les touristes se balader le long du port Rhu. La porte s’est ouverte et j’ai vu deux billes bleues perçantes sortir de la bouille tannée de mon Gwendal. Un coup d’œil pour identifier les présents. Un petit sourire lorsqu’il me voit. Il vient s’asseoir avec moi après avoir tapé la bise à Juliette, qui a pris sa commande.

La conversation arrive, je ne me souviens plus comment, sur le beurre salé.

« Tu sais d’où vient le beurre salé ? » me demande-t-il ?

« De Bretagne je suppose »

« Non, mec, c’est pas la question. Tu sais comment il a été inventé ? »

« Pas du tout. Généralement ce genre de trucs est inventé par hasard, voire par erreur ! »

Il plante ses yeux bleu clair dans les miens. « Tu veux vraiment savoir ? »

« Oui, tu m’as mis en appétit Gwendal. Raconte-moi le beurre salé. »

A partir de là, c’est Gwendal qui raconte. J’ai ôté les guillemets pour alléger le texte et j’espère sincèrement ne rien avoir oublié ou trahi de ce qu’il m’a raconté. Gwendal, si tu me lis…

Cette histoire fait partie de ce que les vieux racontaient aux jeunes à la veillée, pendant que le feu crépitait dans la cheminée. A cette époque pas de radio, pas de télé, pas d’internet. Les gens se parlaient et écoutaient ce que les autres avaient à dire.

Il était une fois… Douarnenez.

À Douarnenez vivait Léonie. Elle portait la célèbre coiffe Bigoudène. Léonie avait accompagné son amoureux au bateau lorsqu’il prit la mer pour une campagne de pêche sur le Fringuant, un thonier bien toilé de rouge. La campagne durait six mois. Et six mois c’est long lorsque son amoureux n’est pas là.

Surtout à partir du moment où Léonie, prise par des maux de ventres et une aménorrhée installée, comprit qu’elle était enceinte. A partir de ce moment, elle s’inquiéta et devint triste. Tellement triste qu’elle pleurait souvent en espérant que le retour de son amoureux se produirait avant l’arrivée de son enfant. Un jour, alors qu’elle barattait avec énergie, de ses yeux sortirent un torrent de larmes.

Ses clients, un peu surpris au départ, adoptèrent très vite ce beurre si gourmand que l’on ne trouvait nulle part ailleurs. D’autres personnes comprirent qu’il n’était nul besoin de pleurer, alors que l’ajout d’une petite quantité de sel permettait d’obtenir un résultat très proche.

Les gens du coin diront toujours qu’aucun beurre salé n’a jamais égalé celui de Léonie, car fait avec des larmes d’amour.

« Souvenez-vous, mes enfants, d’où vient vraiment le beurre salé. Et maintenant, tous au lit. »

Je n’ai jamais su si Gwendal avait inventé cette histoire ou s’il ne faisait que me la conter, mais je préfère croire qu’elle est vraie.


19 réflexions sur “Beurre salé

  1. Solène Vosse dit :

    J’adore le beurre salé. A la fleur de sel. Mais aux larmes de Léonie, j’avoue que ça me fait trop pas envie. Quand bien même ce serait des larmes d’amour….
    ( et pourquoi pas la morve pendant qu’on y est )
    Suis délicate, tu sais. 🤣

    Mais oui, mon Régis, c’est une belle histoire. C’est juste que demain matin au p’tit dej’, faut pas que j’y pense. Surtout que c’est du beurre breton au sel de Guerande que je prends…

    Toute belle et douce soirée, Bisous.

    PS: en tout cas, bien contente de te voir reprendre du service ici 🥰❤🌹

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    1. Maux&Cris dit :

      On s’est bien marré en inventant le beurre salé de Léonie. Tu sais, ça s’est fait en trois phrases échangées à table. Après j’ai brodé. Et si ça se trouve, Léonie… était de Guerande…

      Merci pour ton commentaire ma Soléne. Gris bisous (c’est rigolo du coup je laisse gris).

      ❤️🌹😘

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    2. Solène Vosse dit :

      Z’êtes trop mignons tous les deux ❤

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  2. ID de femmes dit :

    J’ai plongé la tête la première dans le torrent de larmes de Léonie, auparavant je m’étais régalée, non pas de son beurre, je le préfère nature, mais du portrait de ce solide marin. J’aime les marins, rugueux, avares de mots, capables d’affronter le danger. Merci Régis, avec les photos j’ai pu rêver totalement. J’ai aussi pensé à un livre islandais dont l’action, du début à la fin, se passe sur un bateau. Dur très dur ce qu’il s’y passe. Compliments à vous deux. Bises.

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    1. Maux&Cris dit :

      Merci ma chère Renée. J’ai transmis. Bises

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  3. Bibliofeel dit :

    Une bien belle histoire. Tout y est, la Bretagne, les marins, l’amour… et le beurre salé ! Merci.

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    1. Maux&Cris dit :

      Merci pour ton gentil commentaire.
      Bonne soirée

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  4. « Pour les Bretons, le beurre salé n’existe pas. Ils ne connaissent que le beurre et le beurre doux ». C’est une blague!!!Tu as voulu écrire « Pour les normands.. ;).
    Très belle histoire en tout cas à laquelle je crois bien entendu 🙂 . Je visualise bien le Gwendal et la Léonie.
    Merci Régis pour ce récit qui laisse un goût de caramel au beurre salé dret an goule.

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    1. Maux&Cris dit :

      On sent bien cette ancestrale rivalité entre Bretons et Normands dans tes paroles… 😂
      Oh ! Je suis heureux que mon petit conte te plaise. N’étant pas du coin, je craignais que certaines parties soient peu crédibles.
      Miam pour le goût de caramel au beurre salé, dont je comprends fort bien où il va… en restant fier de l’endroit dont il est parti.
      Merci, merci et merci Alan.

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  5. Je ne suis pas férue de beurre salé, mais j’ai beaucoup aimé ton histoire et ça pour la gourmande de mots que je suis, c’est parfait ! 🙂
    Merci Régis.

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    1. Maux&Cris dit :

      Merci beaucoup pour ton commentaire. Heureux que mon Gwendal t’ait plu.
      Belle journée Laurence.

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  6. Vève dit :

    Quel bonheur! Tu fais ma journée. Et j’adore le beurre, salé, pas salé…
    T’envoie mille bises salées (elles se seront gavées des embruns de l’Atlantique). ✨❤️

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    1. Maux&Cris dit :

      Merci Vève. Je suis heureux de participer à un peu de ton bonheur.
      Bises arrivées et posées en douceur sur mes joues toutes émoustillées de recevoir des bises avec ce joli accent de chez toi.
      Belle journée et bises atlantiques

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  7. Le Breton que je suis, grand amateur de beurre salé devant l’éternel, ne peut être que touché par ton beau texte. Merci Régis, je te souhaite un très bon weekend 😊🌞

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    1. Maux&Cris dit :

      Merci beaucoup. J’espère n’avoir rien trahi, ni personne.
      Selon toi, elle est vrai cette histoire ? 😉
      Bon ouiquande.

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    2. La Bretagne c’est aussi les contes et les légendes donc oui j’ai envie d’y croire à cette histoire 😉 😀

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  8. Antoine Jumelle dit :

    Moi j´y crois dur comme fer !!!!

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    1. Maux&Cris dit :

      Merci Antoine. Je suis certain que Léonie est la vraie inventeuse du beurre salé. En tout cas c’est ce que mon ami Gwendal m’a dit.

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